Les immeubles de grande hauteur (IGH) de bureaux ne sont pas soumis à une réglementation spécifique pour faire face aux attaques terroristes ou malveillantes.Selon Alexandre Trostiansky, consultant sécurité et sûreté pour le groupe Esset au sein de la direction des immeubles complexes, le volet sûreté n’est pas suffisamment pris en compte dans les missions des chefs de service sécurité. Pourquoi un rééquilibrage est-il indispensable ? Comment améliorer la situation ? Ce spécialiste livre sa vision à RNM+S.

Quel est l’état de la menace sur les quelque 200 immeubles de grande hauteur abritant des bureaux en France ?

Alexandre Trostiansky : Seuls les services de renseignements pourraient répondre avec précision sur la menace terroriste pour les IGH en France. Cependant, nous pouvons nous interroger sur nos capacités à faire face à une menace d’attaque violente, car elle existe réellement. Les IGH tertiaires peuvent en être l’objet pour plusieurs raisons. D’abord, ce sont des cibles symboliques. Comme à La Défense, l’un des plus grands quartiers d’affaires d’Europe, qui concentre des sociétés du CAC40 et des entreprises institutionnelles. Ensuite, de fait, les IGH abritent une population importante. Enfin, la grande hauteur représente une fragilité en matière d’évacuation. 

Les pratiques d’évacuation sont d’ailleurs très différentes entre le risque incendie et le risque terroriste ?

En effet, en cas d’incendie, l’objectif est d’évacuer via des points de rassemblement. 

En revanche, la philosophie en cas de risque terroriste – ou d’acte intentionnel – est d’éviter que les occupants se retrouvent en nombre dans un endroit unique et deviennent des cibles « faciles ». En cas d’attaque, la solution la plus simple pour se protéger est le confinement en attendant d’être délivré par la police. 

La préfecture du 92 a établi le plan de mise en sécurité de La Défense (PMSD), une disposition du plan ORSEC, qui a pris tout son sens après les attaques de novembre 2015 à Paris. Mais le PMSD a une limite : il n’est pas déployé pour gérer une attaque à l’intérieur ou à l’entrée d’un immeuble de bureau. Il est pensé pour favoriser une meilleure gestion d’un événement majeur à La Défense et pour faciliter l’action des services de secours.

En clair, on n’a pas de manuel aujourd’hui qui indique comment agir à l’intérieur. Or, dans les IGH, on doit mieux faire pour éviter la fatalité du « sauve-qui-peut » ! 

Dans ce cas, à qui incombe la responsabilité de la mise en sûreté des occupants ?

On reste face à un risque exceptionnel, certes, mais pour lequel les autorités publiques ne proposent pas de solutions à ce jour.  

La responsabilité est partagée entre ceux qui représentent la copropriété et les chefs d’entreprises occupant ces bureaux, car le plus souvent ces IGH sont multipropriétaires et multilocataires, avec un mandataire de sécurité pour ce qui concerne la sécurité incendie. 

« En France, il n’y a pas d’obligation à disposer d’un service sûreté, et encore moins à préparer la défense passive d’un ensemble immobilier tertiaire en cas d’attentats. »

Alexandre Trostiansky

La sûreté est un domaine faiblement réglementé. En France, il n’y a aucune obligation à disposer d’un service sûreté, et encore moins à préparer la défense passive d’un ensemble immobilier tertiaire en cas d’attentats. L’obligation porte uniquement sur le risque incendie, et c’est le rôle des agents SSIAP [service de sécurité incendie et d’assistance à personnes, NDLR].

Aujourd’hui, les services de sécurité IGH ont une mission exclusivement réservée à la gestion des atteintes accidentelles et surtout à la sécurité incendie – avec des agents SSIAP1, SSIAP2 et même SSIAP3. Or, le chef de service de sécurité SSIAP3 a aussi un rôle de conseil et d’accompagnement, et pourrait donc s’emparer des questions de sûreté.

Cela signifie que la prise en compte du volet sûreté dans les missions des services de sécurité des IGH repose sur des volontés individuelles ?

En l’absence de cadre uniforme et d’obligation légale, ces immeubles sont protégés de façon très différente… Chaque immeuble tertiaire est un cas particulier.

Ils peuvent être très fragiles à l’intrusion : on rentre facilement, car il n’existe qu’une hôtesse d’accueil à l’entrée, un contrôle d’accès à l’étage, et rien d’autre ! 

Si l’on veut que les chefs de service sécurité prennent en charge le risque d’agressions graves, il faut qu’une démarche volontaire soit prévue par les propriétaires et leurs locataires.

Lorsque c’est le cas, il doit exister un cahier des charges qui définit clairement les objectifs, le niveau d’exigence et les moyens alloués.

Comment parvenir à mieux équilibrer la gestion du risque entre l’incendie et les attaques violentes dans les missions des services de sécurité des IGH ?

Il faut absolument inscrire le risque sûreté dans les missions des services de sécurité incendie, le plus souvent employés par des sociétés de sécurité privée. Et veiller, lorsque l’on réalise un appel d’offres pour une mission de sécurité, à ce que la qualification du SSIAP3 dépasse la seule qualification incendie. Dans ces immeubles complexes, il faut aller vers des profils de SSIAP3 nettement plus qualifiés en matière de sûreté malveillance.

Par exemple, à Esset, dans les immeubles dont nous avons la responsabilité, nous favorisons désormais les profils de chefs de service sécurité SSIAP3 disposant d’un diplôme supérieur contre la malveillance. Ces diplômes de type CT CERIC sont dispensés par le CNPP (Centre national de prévention et de protection) et par la plupart des centres de formation des grands acteurs de la sécurité privée.

Il serait également souhaitable de convaincre les décideurs de parvenir à un cadre global des prestations sécurité, sûreté et accueil. Certaines sociétés confient la prestation de sécurité incendie à une entreprise, et parfois des prestations de sûreté et d’accueil à d’autres : ce n’est pas idéal. Dans certains immeubles, le personnel n’est pas forcément très important en nombre, autant qu’il ait cette double compétence et qu’il soit parfaitement coordonné, c’est indispensable lorsqu’il s’agit de traiter des crises. Une prestation globale pilotée par un prestataire de niveau cadre favorisera à l’échelle de l’immeuble une meilleure gestion d’un événement majeur.

Vous considérez que l’État a aussi une impulsion à donner ?

On ne peut pas tout attendre de l’État en matière de protection des populations, d’autant plus qu’il s’agit d’espaces privés. Il reste complexe de légiférer sur les IGH qui ont des vocations et des configurations très différentes. 

Cependant, l’administration pourrait prendre des mesures plus incitatives en direction des propriétaires et des chefs d’entreprises locataires des grands ensembles immobiliers. Avec l’objectif de les encourager à déployer une organisation et des moyens techniques capables de résister à une attaque.

Le quartier de La Défense, à Paris, avec ses nombreux IGH, autant de cibles potentielles pour les terroristes.

L’État pourrait décider de la nécessité d’avoir une entité spécifique à l’intérieur des grands ensembles immobiliers, une fonction globale qui organise la sûreté de grands sites, avec des plans de sûreté pour assurer la survie des occupantes et occupants à l’intérieur en cas d’attaque terroriste. Cela n’existe pas aujourd’hui.

L’État et tous les acteurs de l’immobilier peuvent mieux faire front ensemble. À l’État, aussi, de mettre tout le monde autour de la table. 

Vous estimez également que les acteurs de terrain en IGH auraient un rôle à jouer dans l’amélioration des matériels mis sur le marché ?

Je suis membre de l’AGREPI (Association des spécialistes de la maîtrise et du management des risques en entreprise) et secrétaire de l’APSIGHE (Association pour la promotion de la sécurité des IGH et ERP), des associations qui participent à des groupes de travail sur la question des solutions de détection et de protection en matière de risques accidentels et intentionnels. Nous échangeons avec des industriels qui nous présentent leurs nouveaux produits. Mais je considère que, lorsqu’il s’agit de faire face à des crimes de masse, la R&D ne doit pas présenter des systèmes « clefs en main ». Les solutions doivent être organisationnelles avant d’être techniques, et la mise en sûreté d’un établissement doit être élaborée sur la base de scénarios plausibles par les spécialistes qui occupent le terrain, après échanges avec les forces de l’ordre locales.

Pour aider à la conception de ces organisations et de ces matériels, les exploitants des immeubles, comme les personnels de sécurité hautement qualifiés, ont un rôle à jouer grâce à leur connaissance du terrain. Cela éviterait de voir apparaître sur le marché des systèmes qui n’ont aucun intérêt, ou qui peuvent se révéler dangereux comme c’est le cas aujourd’hui…

« Il faut une prise de conscience par les acteurs publics et privés de l’intérêt et de l’importance de rendre excellents les services de sécurité dans les IGH. »

Alexandre Trostiansky

En somme, vous œuvrez ardemment pour que la culture sûreté irrigue davantage les personnels de sécurité dans les IGH ?

Il faut effectivement une prise de conscience par les acteurs publics et privés de l’intérêt et de l’importance de rendre excellents les services de sécurité dans les IGH. Il convient d’améliorer les compétences des personnels vers la sûreté. Nous avons des immeubles complexes en France, il faut que cette culture sûreté soit amplifiée, en complémentarité du risque incendie qui, lui, est bien maîtrisé.

Ensuite, dès lors qu’on dispose de chefs de service sécurité SSIAP3 avec une spécialisation sûreté, ils deviennent des interlocuteurs crédibles auprès de tous les acteurs, dont les autorités. Une reconnaissance obtenue grâce à cette capacité de prise en charge d’une mission globale de surveillance et de sûreté d’un immeuble.

L’amélioration de la sûreté dans les IGH mérite vraiment ce cercle vertueux. 

Alexandre Trostiansky

Consultant sécurité et sûreté pour le groupe Esset au sein de la direction des immeubles complexes

Fort d’une expérience de 35 ans en tant que chef de service sécurité incendie, building manager et conseiller en sécurité et sûreté, Alexandre Trostiansky œuvre de longue date dans l’écosystème sûreté. Il prend part à plusieurs associations professionnelles, et préside le comité général de certification de matériels de sécurité et sûreté (APSAD).

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