Depuis leurs débuts dans les années 2000, les technologies de reconnaissance faciale s’affinent de jour en jour, en même temps que les caméras de vidéoprotection affichent une qualité d’image de plus en plus précise. Aujourd’hui, les champions du domaine annoncent des taux d’erreurs inférieurs à 0,5 %, notamment pour identifier un suspect dans la rue en temps réel. Pour autant, certains pays ont encore peur de la reconnaissance faciale utilisée avec les caméras de surveillance, quand d’autres n’hésitent pas à déployer le dispositif à grande échelle. Face aux différentes politiques nationales, les acteurs de la sécurité privée doivent s’adapter.

France 🇫🇷 : cachez ce visage que je ne saurais voir

Dans l’Hexagone, la volonté politique de déployer la reconnaissance faciale est là. Depuis 2019, le gouvernement multiplie les expérimentations et les projets mettant en œuvre cette technologie. Cédric O, le secrétaire d’État au Numérique, expliquait même, en octobre 2019, au Monde vouloir lancer un comité pour accélérer et multiplier les tests tandis que le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, s’offusquait des “pudeurs de gazelle” de ses opposants sur le sujet. Et le ministre de citer devant les sénateurs l’exemple de l’attentat de Lyon, en mai 2019 : “Nous avons identifié l’auteur par le biais de la vidéoprotection. L’événement a eu lieu à 16h30, mais il a été interpellé le lendemain, le temps qu’une trentaine d’enquêteurs regardent image par image (…). Avec un système d’intelligence artificielle, quinze minutes après, on aurait su où il était allé.” 

Mais cette volonté politique se heurte à un obstacle de taille : le règlement européen général sur la protection des données (RGPD). Ce dernier interdit le traitement de toutes les informations dites “sensibles” – c’est-à-dire les données personnelles – sans l’approbation de l’utilisateur. Or, les données biométriques (traits du visage, empreintes digitales, etc.) nécessaires à l’analyse d’un visage par une intelligence artificielle (IA) sont considérées comme sensibles. C’est la raison pour laquelle les seules expérimentations possibles doivent faire appel au consentement des citoyens impliqués. C’est le cas à l’aéroport de Roissy où les voyageurs peuvent décider d’utiliser des portiques à reconnaissance faciale, installés à l’été 2019. De même, la ville de Nice a testé un dispositif similaire pour identifier des personnes consentantes dans une file d’attente lors du carnaval. Pour le maire de la ville comme pour de nombreux décideurs publics, il est grand temps de faire bouger les lignes de la loi, afin de trouver un juste milieu entre les droits des personnes et la sécurité. Un constat partagé par l’association nationale de vidéoprotection (AN2V). En septembre 2019, le Centre de recherche de l’école des officiers de la gendarmerie nationale (CREOGN) publiait également un rapport alertant sur l’urgence d’accélérer la mise en œuvre de la reconnaissance faciale : avec la Coupe du monde de rugby de 2023 et les Jeux olympiques de 2024, la France ne pourra pas recruter des milliers d’agents pour analyser en temps réel les images de vidéosurveillance. L’intelligence artificielle sera donc indispensable.

Espagne 🇪🇸 : jouer à cache-cache avec la loi

Elle aussi soumise au RGPD, l’Espagne adopte une autre stratégie. Dans la petite ville de Marbella, au sud de la péninsule, les autorités ont mis en place un centre de télésurveillance nouvelle génération qui utilise une “discrète” reconnaissance faciale. Pour analyser les images des 85 caméras haute définition qui quadrillent ses rues, la ville a déployé un logiciel d’intelligence artificielle. Afin de ne pas être hors la loi, l’outil ne se base pas sur les données biométriques des individus. En lieu et place, il analyse “l’apparence générale”, comme la couleur des vêtements, l’âge, le genre, la coupe de cheveux ou la forme du corps. Une “reconnaissance corporelle” pour ne pas parler de reconnaissance faciale. Autant d’informations qui ne sont pas considérées comme “biométriques” par la loi. En jouant ainsi avec les termes du RGPD, le logiciel peut suivre le parcours d’un individu suspect dans la ville. 

Selon l’organisation Algorithm Watch, près de 10 pays européens ont déjà des projets de ce type qui contournent la législation pour identifier des individus sans leur consentement. Une première craquelure dans le très protecteur RGPD entré en vigueur il y a deux ans.

États-Unis 🇺🇸 : quand l’IA replonge le pays dans ses démons

Outre-Atlantique, les questions soulevées par la reconnaissance faciale sont tout autres. Ici, les métropoles de San Francisco, Berkeley ou Oakland ont déjà banni l’utilisation de cette technologie par les forces de l’ordre – publiques ou privées. Dans un pays encore agité par de multiples faits divers retentissants impliquant la mort de citoyens afro-américains tués par des policiers, la question de l’IA prend un tout autre sens qu’en Europe. 

Le National Institute of Standards and Technology (NIST) a ainsi voulu savoir si les algorithmes de reconnaissance faciale étaient aussi efficaces selon la couleur de l’individu analysé. Résultat : la plupart des outils testés ont entre 10 et 100 fois plus de mal à identifier une personne afro-américaine ou asiatique qu’un individu caucasien. Les risques de bavures policières sont donc immenses.

Face à un tel constat, les associations et les autorités s’emparent du sujet depuis quelques mois. Là où l’Europe tente d’ouvrir timidement sa réglementation très stricte, les États-Unis font le chemin inverse. La représentante au Congrès Ayanna Pressley défend ainsi un premier projet de loi afin d’interdire la reconnaissance faciale dans les logements privés, ce qu’aucun texte ne prohibe à l’heure actuelle. Le Massachusetts a, quant à lui, interdit l’utilisation de cette technologie par les instances publiques. Aux États-Unis, la peur des erreurs dues aux algorithmes se double d’une culture libérale plus ancrée qu’en Europe. Un État trop puissant, capable d’identifier et de suivre un individu dans la rue, rebute encore de nombreux Américains. 

Inde 🇮🇳 : l’IA débarque au pays des maharadjas

Une peur que ne semblent pas vivre les autorités indiennes. Le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi a lancé fin 2019 un appel d’offres hors normes. Objectif : déployer le plus grand système de reconnaissance faciale au monde. L’ambition du gouvernement est claire : centraliser l’ensemble des images des caméras de vidéosurveillance du pays pour les analyser et identifier en temps réel les individus à partir des fichiers de recensement. Des fichiers qui contiennent déjà les informations biométriques de près de 1 milliard de personnes. C’est que l’Inde ne compte qu’un policier pour 724 habitants contre 1 pour 591 citoyens en France. Le gouvernement de M. Modi espère ainsi combler le manque d’effectifs policiers via l’intelligence artificielle. 

Le spécialiste TechSci Research augure déjà une croissance sans précédent du marché de la reconnaissance faciale dans le pays. Selon lui, le chiffre d’affaires de ce secteur sextuplera d’ici 2024 pour se hisser à 4,3 milliards de dollars. Presque autant que le voisin chinois. Reste pour l’Inde à régler un problème de taille qui interpelle nombre d’associations de défense des droits : la cybersécurité. Le pays a déjà subi des cyberattaques puissantes auxquelles il n’a su faire face. La question de la sécurité des données recueillies est donc toujours en suspend.

Chine 🇨🇳 : 1 milliard d’habitants déjà trackés… et notés

Impossible de parler de reconnaissance faciale sans évoquer la Chine. Pionnier en la matière, le pays a conçu un système global basé sur cette technologie dès 2014. En test depuis 2018, ce système analyse les données des 20 millions de caméras de surveillance du pays et les recoupe avec les informations issues des réseaux sociaux. Comme dans un cauchemar dystopique, il attribue à chaque citoyen un “crédit social”, une note allant de 350 à 950 points. Les Chinois les moins bien notés se voient ainsi refuser l’accès à certains modes de transport comme l’avion. Actuellement en phase d’expérimentation, ce système sera déployé au cours de l’année 2020. 

Quel que soit le pays, il semble donc que nous assistons bien aux prémices de la reconnaissance faciale. Rendez-vous dans un an pour voir le visage du monde une fois que la technologie sera déployée… ou rejetée.

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