De plus en plus de secteurs et métiers ont recours aux techniques de négociation utilisées dans la sûreté. Et la crise sanitaire a encore exacerbé le phénomène. Formation, enjeux, spécificités françaises et tendances actuelles : Laurent Combalbert – ancien policier du RAID, négociateur professionnel, dirigeant de l’agence TTA (The Trusted Agency) et d’un campus de formation – livre à RNM+S sa vision d’une pratique en plein boom. Interview.

Laurent Combalbert
Laurent Combalbert

Sur quels types d’intervention a-t-on recours à un négociateur ?

Laurent Combalbert : On compte trois grandes situations types dans le domaine de la sécurité : le forcené retranché tout seul, le preneur d’otages, et les retranchements collectifs (mutineries ou blocages de sites). Il faut savoir que la gravité d’une situation n’est pas forcément liée au nombre de personnes impliquées, mais plutôt à la détermination d’un individu. 

Systématiquement, un négociateur va être envoyé au contact pour analyser la situation et dresser le profil de la personne, recueillir des informations, et préparer l’arrivée d’une équipe spécialisée du RAID ou du GIGN, si nécessaire. 

Aujourd’hui, après avoir été négociateur au RAID pendant 10 ans et avoir démissionné de l’administration en 2014, je travaille essentiellement sur la négociation de crise en entreprise, dans le cadre notamment de contrats couverts par les polices d’assurance. En entreprise, le sommet de la crise, ce sont les kidnappings de ressortissants, les extorsions, les détentions arbitraires (lorsqu’une personne est retenue dans un pays par les autorités locales sans base légale), les ransomwares, mais aussi la négociation lors de tensions sociales comme les blocages de sites, les séquestrations de dirigeants, etc.

Dans le domaine de la sécurité, quelles unités font de la négociation aujourd’hui ?

Bien sûr, le RAID et le GIGN ont des négociateurs. Mais l’administration pénitentiaire en a aussi, pour gérer les crises en prison (comme les mutineries et les prises d’otages), ce sont des unités qui exercent à temps plein.

Ensuite, il y a également des négociateurs régionaux de police et de gendarmerie, formés à la gestion des négociations avant que les cellules spécialisées arrivent sur le site de la crise. Le négociateur n’est pas seulement mobilisé pour négocier une reddition, mais aussi pour calmer la situation, « occuper » un forcené pour éviter qu’il s’en prenne aux otages.

La prise de contact la plus rapide possible permet une stabilisation de la crise. Pour cette raison, des négociateurs de la police et de la gendarmerie ont été formés localement pour être les premiers à prendre la main sur la relation avec un forcené ou un preneur d’otage.

Un glissement s’est donc effectué de quelques unités d’élite formées à beaucoup d’autres personnels concernés ? De quand date cette évolution ?

Cette progression a commencé au début des années 2000. J’ai rejoint le RAID en 1998, avant de partir me former auprès du FBI en 2000 où j’ai passé mon diplôme de négociateur. Michel Marie, premier négociateur du RAID, m’a recruté pour former une équipe de négociation. J’ai ramené l’idée d’avoir des négociateurs locaux car, aux États-Unis, les polices sont municipales, et chaque police de chaque grande ville a ses négociateurs. 

En rentrant en France, j’ai proposé à Christian Lambert, numéro deux du RAID à l’époque, de former des négociateurs locaux dans des services de police régionaux. 

C’était nécessaire, car on perdait du temps et du renseignement. Former en quelques heures des collègues locaux aux bases leur permettait d’éviter certaines erreurs, de « calmer le jeu ». Et même parfois, d’obtenir une reddition avant notre arrivée ! 

Les pays anglo-saxons ont souvent été montrés en exemple en matière de formation à la négociation. Comment se situe la France, a-t-elle une spécificité ?

J’ai participé à une série télé, « Ransom » sur CBS aux États-Unis, inspirée de mon histoire. On nous a définis comme les meilleurs négociateurs du monde, mais c’est idiot, ça ne veut rien dire ! Si vous croyez être le meilleur, c’est le début de la fin ! La « négo » va vite vous ramener à la réalité ! 

Lorsque l’on est face à un facteur humain, il n’y a pas de guide de négociation, un classeur à appliquer de A à Z qui marcherait toujours parfaitement.

Laurent Combalbert

Cependant, la spécificité de la France est latine, bien sûr ! Nous, Français, laissons une place à l’improvisation plus importante que les Américains, par exemple ! Eux appliquent des procédures en espérant que ça marche. Pour qu’ils prennent le risque de sortir de la procédure, il faut vraiment qu’il n’y ait aucune autre solution. Les Français sont plus souples. 

Les Américains, eux, disposent de réponses établies à l’avance, et vont agir en fonction des réponses de l’individu. Pour eux, la sortie du cadre est compliquée. À l’inverse, notre méthodologie est basée sur des questions clés à poser. Ce qui est plus efficace ! 

L’image qu’ont les négociateurs français, que ce soit dans les forces de l’ordre ou dans la négociation privée, c’est cette capacité d’adaptation plus grande avec, de fait, une prise de risques plus importante. Les Américains nous appellent d’ailleurs les « freestylers » [« non conformistes », NDLR] de la négociation ! 

France et États-Unis : deux visions de la négociation.

Nous avons une grande aptitude à sortir du cadre, ce qui nous permet d’être aujourd’hui reconnus comme des négociateurs efficaces. Je travaille pour des compagnies d’assurance sur le risque kidnapping, car elles savent que l’on a une capacité plus importante que la moyenne à résoudre des crises.

Cependant, lorsque l’on est face à un facteur humain, il n’y a pas de guide de négociation, un classeur à appliquer de A à Z qui marcherait toujours parfaitement. Quand je suis rentré du FBI, je suis revenu avec un classeur qui ne marche pas… ou seulement dans 10 % des cas. 

Il faut savoir que l’on n’a jamais fini d’apprendre en tant que négociateur. Quand on gère de l’humain, c’est toujours l’autre qui vous donne le pouvoir de négocier, en fonction des circonstances, de l’état de la personne que l’on a face à nous, du contexte. On passe notre temps à retravailler la gestion des profils complexes, en comprenant les ressorts de leur fonctionnement psychologique. Ce travail permanent, c’est tout l’intérêt de ce métier : on le remet constamment en question.

Les Français ont une grande capacité à sortir du cadre, ce qui nous permet d’être aujourd’hui reconnus comme des négociateurs efficaces.

Laurent Combalbert

Y a-t-il cependant de grands items que l’on retrouve dans les formations à la négociation ?

Le premier item, c’est la capacité à être reconnu comme le négociateur : se poser en négociateur pour se faire accepter par l’autre. Vous pouvez être formé en sociologie, psychologie en tout ce que vous voulez, si vous ne commencez pas par asseoir votre crédibilité et votre légitimité, ça ne marchera pas ! La première étape d’une formation en négociation tourne beaucoup autour de cette question : « comment prendre le leadership sur la négociation ». Il faut être capable d’être influent et d’être reconnu comme tel par l’autre.

Une fois que l’on a obtenu cette reconnaissance, on peut passer à la compréhension de ses motivations : qu’est-ce qui l’amène dans cette situation ? Est-il rationnel ou pas ? En fonction de sa rationalité, a-t-il un profil pathologique particulier ? Puis, en fonction de son profil, quelles sont les trois choses à faire et les trois choses à éviter ?

Ensuite, une fois que ce panorama est dressé, on l’engage dans un processus de sortie de crise. Ces éléments clés sont légitimes dans absolument toutes les situations. 

C’est exactement ce que peut appliquer un agent de sécurité dans un supermarché face à une personne qui cherche le conflit. L’agent doit se poser en leader, comme celui qu’il faut écouter. Puis, il faut comprendre la motivation de l’individu, et le stabiliser pour l’amener vers une solution de résolution : c’est la même logique qu’un négociateur de crise ! 

Est-ce que cela signifie qu’aujourd’hui tout se négocie et tout est négociation ?

Oui ! Mais en revanche, il ne faut pas que tout soit négociable : la base de la négociation, c’est qu’il y a des limites. Les agents de sécurité font tous, tout le temps de la négociation, sans toujours le savoir : un agent à l’entrée d’une boîte de nuit qui décide qui rentre ou qui ne rentre pas, il négocie ! Il explique pourquoi, il le dit fermement, il fait preuve d’empathie aussi, il peut prononcer un refus avec le sourire.

Les exemples que vous donnez montrent que les techniques de négociation innervent aujourd’hui de nombreux secteurs et métiers ?

Aujourd’hui, tout le monde forme son personnel à la négociation, certaines entreprises le disent, d’autres non… mais de plus en plus le font ! Par exemple, dans notre campus-académie de TTA (The Trusted Agency), nous avons la chance d’avoir une équipe de formateurs composée d’une trentaine de professionnels, tous issus de groupes d’intervention ou de métiers impliquant des enjeux majeurs. Notre méthodologie est reconnue et efficace. Nous dispensons des modules spécifiques réservés aux forces de l’ordre, mais aussi aux entreprises et agences de sécurité privée. Notre programme international HINT (High Intensity Negotiation Training) est organisé en trois niveaux, et nous recevons aussi des négociateurs du monde entier. 

Une partie de nos activités sont cependant « caritatives », comme pour les pompiers par exemple, qui se forment à la négociation pour travailler à la gestion des suicidaires, des psychopathes, des personnes dangereuses. Les SDIS (services départementaux d’incendie et de secours) comme la brigade des sapeurs-pompiers de Paris y ont de plus en plus recours. Nous formons également des maires à la gestion des incivilités. 

Nous avons aussi délivré des formations à des agents SNCF issus des équipes d’assistance rapide. Nous venons aussi de former 15 négociateurs de crise spécialisés pour une entreprise de sécurité, capables d’être dépêchés sur n’importe quelle zone, dans n’importe quelle situation.

Nous formons des vendeurs et des vendeuses dans le retail à gérer des clients agressifs, comme des personnels de compagnie aérienne pour agir face à des passagers indisciplinés en vol. Parmi nos clients figurent aussi des services de l’État, nous travaillons avec plusieurs ministères.

La crise sanitaire a mis en exergue la nécessité de recourir encore davantage aux techniques de négociation.

Laurent Combalbert

Quand j’ai quitté la police, je me suis donné comme mission de transmettre mes connaissances. Pour cette raison, j’écris un livre par an. Ce que l’on sait faire, ça n’est pas de la magie, c’est juste de la pratique. C’est pour cela que depuis 2014, je consacre mon temps à faire des formations et des conférences. Je suis convaincu que si l’on formait plus de monde à la négociation, on éviterait bon nombre de crises ! 

La crise sanitaire a-t-elle, justement, exacerbé ce besoin en formation à la négociation ?

Les sociétés de sécurité privée le vivent de façon claire à l’heure actuelle : on a de plus en plus de demandes de formations de référents internes en entreprise et à destination des agents de sécurité. La crise du pass sanitaire a marqué un vrai tournant dans la capacité de passage à l’acte de certaines personnes. Cela crée une polarisation et des montées en puissance, devant des magasins par exemple. 

Depuis la crise du Covid-19, nous sommes très sollicités. La crise sanitaire a mis en exergue la nécessité de recourir encore davantage aux techniques de négociation : la demande en formation à la négociation a été multipliée par 4 ou 5 à l’annonce de la création du passe sanitaire (en juillet 2021, NDLR). Aujourd’hui, deux formateurs de mon agence ne font plus que ça… 

Laurent Combalbert

Expert en négociation de crise

Laurent Combalbert, qui a officié pendant dix ans au sein du RAID, est négociateur de crise professionnel. Expert en gestion de crise et négociations complexes depuis 1998, il est également conférencier, entrepreneur, auteur. Depuis 1998, Laurent Combalbert a formé des milliers de personnes, au sein de groupes d’intervention, de forces spéciales, d’organisations gouvernementales, d’entreprises dans plus de trente pays.

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