Après la Belgique, l’Angleterre et l’Espagne, Rendre notre monde + sûr continue son exploration des disparités des secteurs de la sécurité privée autour du globe. Escale cette fois aux États-Unis, où, par rapport à la France, c’est plus qu’un océan qui sépare les secteurs de la sécurité privée. Outre-Atlantique, les sociétés de sécurité privée exercent en effet de très nombreuses missions et peuvent même, dans certaines situations, remplacer les forces de police.

1993. La petite ville de Sussex dans l’État américain du New Jersey attire soudainement des reporters de tout le pays. En ce début des années 1990, le maire, Peter Horvath, a pris une décision surprenante pour les 2 400 habitants de sa ville. Il vient d’engager des sociétés de sécurité privée en lieu et place de la police municipale. Quelques mois plus tôt, les quatre policiers de la petite commune ont en effet tous été remerciés, suite à leur implication dans un trafic de drogue. À leur place, les citoyens et les citoyennes de Sussex ont donc vu des agents de sécurité privée effectuer des patrouilles. Cependant, ces agents n’ont pas de pouvoir d’arrestation ni de détention. 

Si cette nouvelle défraie la chronique outre-Atlantique, ce n’est pourtant pas la première fois qu’une ville américaine en vient à cette décision. Buffalo Creek en Virginie (1976), Reminderville dans l’Ohio (1981), Oakland en Californie (2009)… Les exemples sont nombreux de ces municipalités qui ont remplacé tout ou partie de leurs forces de l’ordre par des contrats avec des sociétés privées. Dans certains cas, les agentes et agents privés ont même été dotés d’uniformes proches de ceux des policières et policiers, et avaient le droit d’arborer la mention “police”. Étonnantes de notre côté de l’Atlantique, ces collaborations illustrent bien la philosophie même des États-Unis en matière de maintien de l’ordre : pas de tabou vis-à-vis de la sécurité privée. 

Une autre vision de la protection

Au XIXe siècle, le Premier ministre britannique Sir Robert Peel résumait ainsi la philosophie anglo-saxonne : “Le peuple est la police, et la police est le peuple”. Une devise largement reprise par les Américains et les Américaines, culturellement très méfiants envers le pouvoir central. Le droit à l’autodéfense des citoyens ainsi que le port d’une arme sont ainsi inscrits dans la constitution même du pays. Dès lors, il n’est pas incongru pour la population américaine que des sociétés privées exercent de nombreuses missions de sécurité publique.

Le peuple est la police, et la police est le peuple.”

Sir Robert Peel

La sécurité privée omniprésente

C’est la raison pour laquelle les entreprises américaines du secteur remplissent bien plus de missions qu’en France. Le secteur privé peut ainsi remplacer des policières et policiers municipaux en congé, sécuriser des universités, gérer des prisons ou encore des centres de détention pour les migrants. Par exemple, selon le Bureau of Justice Statistics, près de 116 000 prisonniers relevaient de la surveillance de sociétés privées en 2019. Autre exemple, dans certaines villes, les quartiers d’affaires appelés les BID (Business Improvement Districts) se sont dotés de polices privées pour sécuriser l’espace public.

À New York et dans plusieurs villes des États-Unis, certains quartiers d’affaires se dotent de leur propre police privée.

Par conséquent, il n’est pas étonnant de constater que les effectifs de la sécurité privée sont considérables aux États-Unis. D’après les données du Bureau of Labor Statistics, le pays compte 1,1 million d’agents de sécurité privée, contre 666 000 policiers. Soit environ 35 %  d’agents privés de plus que de policiers. Pour comparaison, les effectifs de la sécurité en France dénombrent  plus de 271 000 policiers et gendarmes, soit 38 % de plus que les salariés privés de la sécurité privée qui ne sont que 170 000. Les proportions sont inversées.

46 milliards de dollars de chiffre d’affaires

Dans ces conditions, pas étonnant de constater que le chiffre d’affaires du secteur de la sécurité privée américaine est colossal. En 2021, il devrait atteindre 46,3 milliards de dollars avec une croissance de 3,4 % sur les cinq dernières années, selon les spécialistes d’Ibis World. C’est l’équivalent du PIB d’un pays comme le Honduras ! Le secteur français et ses 7,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019 fait pâle figure à côté. 

3,4 % de croissance en cinq ans pour le secteur de la sécurité privée américaine.

Port d’arme, formation, missions : une législation morcelée

Toutefois, malgré ce chiffre d’affaires colossal, il n’existe pas réellement d’entreprise leader sur le marché, même si certains grands groupes internationaux, comme ADT Corporation, sont présents. Le marché américain de la sécurité privée se partage entre de très nombreuses sociétés de taille intermédiaire, souvent cantonnées à un seul État du pays. 

Car c’est l’une des particularités du pays : la législation en matière de sécurité varie d’un État à l’autre. Qu’il s’agisse des missions des agentes et agents de sécurité privée, de leur recrutement ou de leur formation, chaque parlement local fixe ses propres règles. Par exemple, dans certaines régions, les agents privés ont un pouvoir d’enquête qu’ils n’ont pas dans l’État voisin. De même, l’enquête de moralité pour le recrutement des agents n’est obligatoire que dans certains endroits du pays. Quant au port d’armes, il nécessite bien souvent une formation minimum de 40 heures. Mais, là encore, cela peut varier en fonction des États. 

“Defund the police”, pour mieux financer la sécurité privée ?

Cependant, quel que soit l’endroit aux États-Unis, un nouveau phénomène semble pousser la croissance du secteur de la sécurité privée. Après la mort de George Floyd tué par des policiers en juin 2020, laquelle a entraîné une vague de manifestations dans le pays, le mouvement “Defund the police” (“retirez les financements de la police”) a vu le jour. Pour protester contre les violences policières, de nombreux citoyens et citoyennes réclament que les budgets alloués aux forces de l’ordre soient dirigés vers d’autres postes comme l’éducation ou la santé. D’autres partisans de ce mouvement prônent l’embauche d’agents de sécurité privée non armés à la place des policiers armés, notamment pour calmer les tensions entre les forces de l’ordre et la population. À Portland, à Seattle ou encore à New York, des agents privés non armés ont ainsi été déployés pour assurer des missions qualifiées de “non violentes” (patrouilles et surveillances de lieux publics comme des universités notamment). C’est ainsi que la ville de Chicago a consacré en juin 2020 près de 1,2 million de dollars auprès de trois sociétés de sécurité privée pour déployer une centaine d’agents. Objectif : protéger les magasins de la ville. Minneapolis, une des premières villes à avoir suivi le mouvement “Defund the police”, s’est également tournée vers des agents de sécurité privée pour sécuriser ses écoles, et assurer la protection de ses élus. 

Le mouvement Defund the police va-t-il faire bouger les lignes de la sécurité privée ?

Toutefois, cet essor de la sécurité privée au détriment de la police en inquiète plus d’un. Dans un pays où la formation et l’encadrement des agents restent très légers, de nombreux spécialistes s’inquiètent de voir un personnel peu qualifié endosser des missions de plus en plus cruciales. C’est le cas de Paul Goldenberg, membre du département américain de la Sécurité intérieure, et de Michael Gips, avocat et journaliste. Les deux spécialistes ont récemment signé une tribune dans laquelle ils alertent sur les dérives de cette tendance à favoriser la sécurité privée au détriment de la police : “Si nous ôtons les financements de la police de manière systématique, nous devrons placer des agents de sécurité privée en première ligne. Des agents inexpérimentés et non formés patrouilleront alors en uniforme à la sortie des églises, des écoles et des stades. Les États-Unis doivent absolument professionnaliser leur secteur de la sécurité privée.” Serait-on ainsi à l’aube d’un tournant pour le modèle américain ?

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